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Un peu de tout et de rien !
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24 janvier 2008

La couleur des sens : un livre en noir et blanc de toutes les couleurs

Colore, le monde...

Ferdinand de Saussure, grand nom de la linguistique, expliquait que le langage fonctionne selon une double articulation : le sens et le code sonore/écrit. Ainsi chaque mot a une double facette : le signifiant, ce que souvent on appelle « l’image acoustique et/ou visuelle » et le signifié, c'est-à-dire le référent du signifiant, ce que le signifiant artificiel désigne dans le monde réel. Pour être plus claire, chaque mot s’écrit et se prononce d’une certaine manière, mais cette façon de prononcer n’a pas de rapport avec la chose à laquelle ce mot se rapporte. En effet, le mot « chat » tel qu’il est écrit ou prononcé n’a pas de lien direct avec l’animal à quatre pattes qu’il désigne. En dehors des onomatopées, -même si elles changent quand même d’une langue à une autre- , toutes les images écrites ou acoustiques des mots n’ont aucun lien avec leur référent. Mais ce qui est magique avec les mots, c’est qu’ils peuvent avoir des référents divers selon notre vécu, nos sentiments. J’aime à dire que les mots sont subjectivement polyréférentiels parce que ça me fait plaisir. Je ne dis pas qu’on peut faire n’importe quoi des mots, mais que notre esprit rempli d’expérience et de souvenirs permet de pouvoir leur associer des tas de sens, des tas de références…Et c’est toute la magie du langage et de notre cerveau qui permettent d’associer à un mot foison de sens différents. De nombreux auteurs jouent de ses associations de sens, loufoques ou non, qu’on retrouve au travers des figures de styles comparatives, des métaphores, des jeux de mot, des jeux sur les mots. Rimbaud avait aléatoirement associé des couleurs aux voyelles, Baudelaire jouait sur les sens ,les correspondances entre les sensations.

Mais pourquoi une introduction linguistique pour parler d’un album de Littérature de Jeunesse ? Parce que dans La Couleur des Sens : un livre en noir et blanc de toutes les couleurs, de Gustavo Roldan, il est question de multiples référents se rapportant au cinq sens pour chaque signifiant des couleurs. C’est un album extrêmement bien construit qui invite à faire parler son imagination et sa sensibilité.

 

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Un petit personnage y pose une casserole sur sa tête et exprime sa manière de voir les couleurs à travers ses autres sens jusqu’à ce qu’il aille se coucher.

 

J’aime beaucoup le titre. « La couleur des Sens » est je trouve, une expression très poétique, jolie, à la fois simple et intrigante. On s’imagine alors qu’on va attribuer une couleur au goût, au toucher, à la vue, à l’ouie, à l’odeur …On ne sait pas trop à quoi s’attendre, mais on a envie de découvrir quels sens vont être sollicités et pourquoi. A ce titre est attribué un sous-titre à la fois comique et paradoxal : « Un livre en noir et blanc de toutes les couleurs ». Comment cela peut-il à la fois être en noir et blanc et de toutes les couleurs ?

 
Des tâches d’encre roses et oranges sont dispersées sur la première de couverture. Le tout sur un fond blanc. Sur le bas, se tient debout un personnage avec un long nez, un long corps et une casserole sur la tête avec un animal étrange à ses côtés. Le trait est simpliste mais agréable. On peut déjà rapprocher ces illustrations avec le titre : on a effectivement à la fois des couleurs et du noir et blanc. Toutes les hypothèses peuvent être émises : va-t-on parler d’un aveugle ? Jouer aux peintres ? Quel est le rapport avec le personnage ? Comment peut-il voir des couleurs alors qu’il a une casserole sur la tête ? Sur la quatrième de couverture plusieurs couleurs se rejoignent et à l’intérieur est écrit « à lire et délire » avec le « » de « lire » en rouge et gras. Un joli jeu de mot que nous éluciderons après avoir parlé plus profondément de cet album original. Cependant, ce jeu de mot nous donne envie car il sous entend que le lecteur va s’y amuser et apparemment pouvoir y participer.

En ouvrant le livre et en le parcourant, on voit toutes les couleurs, mais beaucoup de noir et blanc. Le texte est écrit en blanc sur fond noir et accompagné de tâches colorées selon la couleur qu’il évoque, le tout sur la page de gauche. Les illustrations de la page de droite sont en noir et blanc et appellent à une imagination colorée en corrélation et complétion du texte.

Les couleurs apparaissent au fur et à mesure du texte, on part du blanc vers le noir. On reste toujours dans l’optique du sous titre : les couleurs sont encadrées par le blanc et le noir. Les tâches colorées sont là pour permettre à l’imaginaire de colorier les éléments du texte présents dans les illustrations.

Les 5 sens, la vue, l’ouie, le toucher, le goût et l’odorat sont exploités tout au long de l’album. Chaque couleur appelle un sens différent de celui de la vue qui est le premier sens cité dès le début du texte « Je peux voir les couleurs d’une autre manière », on sait d’emblée qu’il sera donc question de solliciter de jouer avec les autres sens.

 

                       
 

Sens sollicités

 
 

Références

 
 

La vue

 
 

« Les yeux », « voir »,   « lumière »

 
 

L’ouie

 
 

« Le bruit », « le murmure   silencieux » « clic ! »

 
 

Le goût

 
 

« la saveur »

 
 

Le toucher

 
 

« réchauffe », « mon visage au   soleil », « frais »

 
 

L’odorat

 
 

« odeur », « parfum suave »

 

 Les facultés d’associations, de perception et d’imagination sont mises en valeur. L’expérience personnelle du petit personnage est tout aussi importante car sans son vécu, son expérience des choses il ne pourrait établir de tels rapprochements entre les couleurs et des sens autres que la vue. Le texte parvient même à une association de sensation a priori peu assemblables : « le bruit frais de mes pas dans la neige » , un bruit ne donne pas de sensation de toucher et pourtant il est frais comme la neige tout comme la vue ne donne pas logiquement une sensation de bruit, de goût…etc. Les cinq sens s’appellent mutuellement, comme s’ils étaient tous liés les uns aux autres grâce à des souvenirs. C’est possible grâce à un sixième sens : l’imagination qui permet justement de concevoir ces associations de sens. Le livre fonctionne un peu comme une palette de peintre, on trempe le pinceau dans une couleur et on dessine ce que l’on veut, on exprime ce que l’on veut, ce à quoi on pense.

Ces 5 sens sont exploités également à travers les quatre grands éléments : le feu, la terre, l’eau et l’air. Les sens sont présents partout. C’est un éveil aux sens, un éveil des sens, une manière de découvrir ses sens à travers des choses simples comme les couleurs. Le lecteur qui le lira voudra faire de même. C’est ce à quoi invite la quatrième de couverture. Qu’y signifie l’expression « à lire et lire » ? Qu’il faut lire le texte, qu’il faut s’en amuser, qu’il faut s’amuser à faire la même chose mais avec sa propre imagination et son expérience des sensations, et qu’il faut le faire sans le lire en le dé-lisant , en s’empêchant de lire donc en se cachant les yeux comme le petit personnage de l’album avec sa casserole sur la tête. Le lecteur ne doit pas y être que lecteur, il doit aussi y être créateur et réécrire pour lui l’album.Un livre en noir et blanc pour que l’imaginaire puisse en voir de toutes les couleurs finalement.

Et le rire est au rendez-vous. Si déjà le trait illustratif est simple et rigolo, peu précis parfois, ou exagéré, notamment avec le grand nez du personnage, disproportionné mais qui est aussi là pour mettre en avant un autre sens que la vue, ce qu’on trouve dans les illustrations est parfois assez loufoques : quel est cet animal biscornu, mi-oiseau, mi-chien ou chat, aux oreilles différentes qui accompagne le petit personnage tout au long de ses aventures ? La casserole sur la tête, le jonglage avec les oranges, le poisson avec les grosses dents…tous ces éléments comiques égayent de manière très saillante les illustrations en noir et blanc. L’évocation de la couleur orange en y associant le goût des oranges joue à la fois sur l’évidence et l’homonymie tout en permettant de travailler sur le pourquoi du comment une orange s’appelle une orange. La fin est très drôle également, le personnage saute dans son lit pour parler du noir : c’est l’heure de dormir. On termine sur une double page toute noire en fond avec un « CLIC ! » blanc qui clôt l’album de manière nette et inattendue.

 Du point de vue de la qualité de la langue, le vocabulaire est riche , relativement soutenu et intéressant, il joue sur les synonymes, les mots etc. J’aime beaucoup l’expression « le murmure silencieux qui m’enveloppe » pour exprimer le bruit de l’eau quand on est à l’intérieur. C’est très poétique et très évocateur. Malheureusement, il y a une faute de conjugaison dans la dernière page : « je me met » sans le « s », désinence de la première personne, c’est assez étonnant…faute de frappe sûrement.

Evidemment l’album ouvre à de nombreuses pistes pédagogiques car il invite à une réécriture naturelle du récit par le lecteur qui automatiquement se rapportera à ses propres références et son imagination. Beaucoup d’activités sont envisageables : réécrire le texte avec sa propre perception des couleurs, se fabriquer une symbolique des couleurs ou encore le transposer à la musique, aux odeurs, aux goûts pour exprimer d’autres sens et travailler son imaginaire et sa créativité. Ce sera là, « délire » l’album comme l’indique la quatrième de couverture.

Il est évident qu'on pourra faire le lien avec Robert qui se penche aussi sur les sens et les perceptions différentes qu'on peut avoir du monde.

 

 

 Bref, avec des choses simples, on peut voir et créer des choses grandioses. Merci l’imagination !

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Commentaires
L
Ah il est tentant ce livre :)
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E
C'est effectivement un très chouette album, merci pour cette analyse très intéressante.
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